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Poiraudeau, Anthony | Churchill, Manitoba

lundi 30 octobre 2017, par sebmenard

 « Ce genre d’aspirations romantiques qui font croire qu’un secret gît au fond du monde et qu’un jour on le comprendra, sans nécessairement avoir à sortir de chez soi ou à jamais aller bien loin, puisque les paysages d’une promenade quotidienne excèdent déjà tout ce qu’on pourra épuiser des mystères de l’espace, et qu’alors tout prendra sons sens ; ce genre d’aspirations romantiques qui tout aussi bien peuvent laisser rêver qu’on trouvera sa place à Samarcande ou au Pernambouc, et que les sources du Nil ou le Grand Nord vous appellent. »

p. 22

« La bibliothèque offrait le plus grand calme, et je m’installai à une table proche de l’ours polaire en résine, à peu près grandeur nature, qui en est le principal élément de décor. Une affichette scotchée sur le dos de la statue interdisait d’y grimper, mais en l’absence d’élèves de l’école voisine, fermée pour les congés d’été, il n’y avait pas grand monde à qui signifier cet interdit, hormis la bibliothécaire et moi, mais je crois qu’aucun de nous deux ne se serait senti encouragé à cette escalade si l’affichage avait manqué. »

p. 54.

 « Julien Gracq était extrêmement sensible à la suggestion des départs sans idée de retour, que leur possibilité d’intervenir dans le réel rend d’autant plus puissante, « le voyage seul — le voyage sans idée de retour — ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie », lit-on dans la première phrase des Eaux étroites. Là, sans doute, résidait pour lui la suggestion poétique majeure, la plus importante de toutes. Il y revient, explicitement, à plusieurs reprises dans son œuvre, comme je pouvais le constater à loisir dans les livres apportés avec moi pour le séjour. »

p. 62

 « Ce qu’avait été Churchill pour moi, ce qu’elle est au bord de la baie d’Hudson, ce pour quoi il n’y avait pas lieu que je m’y rende et ce pour quoi j’y étais allé malgré tout, ce qu’était aussi son congédiement ultérieur de mon rapport à l’existence, tout cela me semblait former autant de facettes d’une seule et même chose, dont l’unité était fuyante et mouvante mais dont le déroulement constituait le véritable sujet du texte qu’il me fallait produire — un véritable sujet qui probablement était ma vie elle-même, telle qu eje pouvais la réduire et la mettre en forme au travers du prisme singulier d’un désir de fuite dans le Grand Nord, et tandis que je continuais à la vivre. Aussi, le texte m’échappait de toutes parts, et je passai des mois entiers sans écrire alors que je m’étais donné des mois entiers pour écrire, consacrant le temps où je n’écrivais pas à tantôt me demander si cette longue improductivité jalonnée de faux départs faisait ou non partie du sujet auquel je m’attelais, et tantôt à projeter des ajouts, par empilements de documentation, d’étages virtuels à un mille-feuille textuel débordant, encore à écrire et de plus en plus impossible à assembler. »


Poiraudeau, Anthony, Chuchill, Manitoba, 2017, Inculte.