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Dubost, Jean-Pascal | Sur le métier

mercredi 5 juillet 2017, par sebmenard

« J’ai un rapport aux mots et à la langue rustique, ludique, loup-phoque, grotesque, héroï-comic-strip, ébouriffé, rude (c’est mon côté bœuf), autrement dit peu savante, et, surtout, carnavalesque (là, Villon). Chez Rabelais listeur, merveilleuse est cette capacité d’auto-engendreemnt verbal tout en même temps bouffonne et sérieuse (le joca seria rabelaisien), précise et rythmée, faisant un tour de la question fabuleux en une carnavalesque remplie de sens profond ; les listes de Rabelais sont des plats qui défilent devant les yeux, qui comblent les sens et le sens, la langue de Rabelais possède le génie de l’abstrait concret, pour ce que chaque mot semble un aliment, chaque phrase un mets. »

p.35

 

 

 

 « D’une technique assez complexe (que je n’applique pas à la lettre), j’ai donc retiré quelques principes de fabrication poétique, dont le poème en couches successives : superposition préalable de registres de langues, du passé et du présent linguistiques, de citations, littéraires ou non littéraires, tantôt visibles, tantôt non visibles, autobiographie et fiction, etc., puis mélange de tout cela lors de l’écriture, et long brassage quand vient le temps du travail de récriture. L’intérieur de mes blocs (l’intraformel) est ainsi fabriqué, récupérant tout, ne jetant rien, partant de la détermination que tout peut entrer dans le processus d’écriture (certaines choses en quantités mesurées), jusque la matière des divers carnets que je tiens : c’est une de leurs fonctions, que de recueillir des éléments recyclables, et selon qu’il y a besoin d’une expression populaire, d’un mot ancien, d’un terme entendu à la radio, d’un terme technique, d’une phrase attrapée au vol dans la rue ou dans un bistrot, je puise dans tel ou tel. Il y a une part d’instinct. Je suis l’auteur en intervenant personnellement dans le processus de brassage et de raboutage et de moult autres faires, je deviens l’auteur de la voix qui s’écrit, chaque poème devient un petit « je » en constant renouvellement. Que mes poèmes soient des petits tas de monde, petits tas vivants dans lesquels des micro-significations travaillent lentement afin d’élaborer du sens, serait une intention de totalité. La technique du compostage a trouvé sa plénitude d’emploi dans Et leçons et coutures… »

p.39

 

 

 

« L’écriture du carnet est la face cachée de l’iceberg, intérieure, le jardin secret, la forêt derrière l’arbre, l’immersion brouillonne dans le brouillard préparatoire, le versant non littéraire de l’activité permanente d’écrire et une totalité inintéressante pour le lecteur ; cependant une pratique addictive. Noircir des carnets ad arbitrum génère le sentiment d’une autre vie, intense. Dans les années 1990, découvrir la compulsion d’écrire et de vivre (de « survécrire ») de Jack Kerouac excerca une définitive fascination :  « Remplis des carnets secrets et tape à la machine des pages frénétiques, pour ta seule joie ». Pour m’accorder à cette fascination sans en être l’esclave inactif, j’ouvris des carnets pour l’essentiel a dessein d’écrire sans fin, tout et n’importe quoi, pourvu que l’esprit fît son exercice : des notes de lectures, du lexique, des textes délirants, des recensements d’objets échappés, des proses ferroviaires, ou de voyages, ou de résidence, horticoles, anthologiques, des recopiages, etc. Le 1er janvier 2000, j’ouvris un cahier-total que j’ai appelé « mémento » (en latin : « souviens-toi ») (mon équivalent de ce qu’on appelle « journal » (intime/extime/littéraire ?)), à raison d’un cahier de 192 pages par an (deux cahiers certaines années prolixes), et chaque jour depuis cette date ; et ça n’est d’aucun intérêt ; c’est un exercice quotidien. »

pp.13-14

 

 

 

 « L’écrire créatif est le moins du monde naturel, il est culturel. Avant même de se lancer dans l’écriture d’un livre, dans cette cochonnerie de littérature, un tel poids de raisons pour ne pas le faire et d’oppositions féroces se cale dans le lucide que, même en n’écoutant pas les sirènes du renoncement, on se retrouve néanmoins devant la vanité de l’entreprise, et face à la question généralement ordinaire qu’on pose toujours aux poètes, et qu’ils se posent : à quoi bon la poésie ? À quoi bon les poètes ? Etc. Écrire devient une décision qui va à l’encontre de la raison commune. Ça demande effort, exigence et discipline, un courage démesuré, c’est pourquoi une décision volontaire maintiendra en état de tension constante, malgré le coût en énergie existentielle. Disant cela, je m’oppose évidemment à l’idée du don chu mystérieusement dans la boîte crânienne ; un don de quoi ? Des Dieux ? Je suis trop matérialiste pour accepter cette version de cléricaille poétique, et la tuaison historique des dieux nous a libérés d’un certain nombre de carcans, je remercie les déicides philosophes. Quand la décision est prise, il faut la maintenir, or les obstacles sont nombreux, qui se posent dans la conscience : historiques, socio-économiques, etc. Écrire est une aventure à haut risque, dans la langue, et prise de risque, avec la langue, donc nécessite quelques préparatifs, la mise en place d’un itinéraire afin de poser les mots devant soi de façon juste et précise, vu qu’on ne sait pas vraiment où on va mettre la pensée. (…) »

pp.30-31

 

 

 

 « Il faut penser autant que faire se peut les mots, sinon, on nous pense, et je crois à cette idé-là, que la citation incite à penser. Ainsi, un fatras de citations est basculé dans le poème ; le poème considéré comme un texte au sens de tissu, un ravaudage fait de bousigues, autrement dit, une pièce de prose faite de compilations diverses plus ou moins bien assemblées pour cause de malhabilité maladive, dont les coutures apparaissent grossièrement. »

p. 54-55

 

 

 


Dubost, Jean-Pascal, Sur le métier, entretiens avec Florence Trocmé, Éditions Isabelle Sauvage, 2014.