diafragm

Accueil > Carnets | SebMénard > Matériaux et espaces vides pour un récit > Athènes

Athènes

mercredi 29 novembre 2017, par sebmenard

 

 

 

“Notre monde moderne est tout occupé de l’exploitation toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s’exécute à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l’on n’eût jamais imaginés), à partir de moyens de contenter ces besoins qui n’existaient pas avant.”
Paul Valéry, Le bilan de la connaissance, éditions Allia.

 

 

 

(…) nous avions passé quelques semaines dans un village de l’île d’Eubée, en Grèce. C’était à la fin de l’hiver. Là-bas, nous avions rencontré Io. Il possédait une colline et quelques champs. Sur l’un d’entre deux, il y avait une source. Il transformait lentement sa colline en jardin-forêt. Il y avait tout un bazar de caravanes, de cabane, de conteneurs et de mini-bus hors d’usage. C’était brouillon, c’était beau. Io produisait son électricité avec des panneaux solaires. Il chauffait l’eau dans des bidons noirs comme on le fait souvent vers les suds. L’hiver, pour tenir au chaud les deux ou trois caravanes qui servaient, il utilisait du gaz. Je crois qu’il n’aurait pas eu de difficulté à s’en passer : installer un poêle à bois pourrait se faire facilement. Ça nous intéressait de voir comme il se débrouillait. Comme il avait pensé cet endroit. On voulait en apprendre beaucoup sur les légumes : leur culture, leur arrosage, les semis, les plantations… Peut-être le bouturage. Toutes choses essentielles.

 

 

 

(…) pendant les quelques semaines que nous avons passées là-bas, nous avons peu parlé avec Io. Il était solitaire, erratique — ours. Il n’avait pas vraiment choisi cette vie. C’est ce qu’il nous a dit, le premier soir. Il s’agissait de la crise. D’ailleurs, le jour même, j’avais noté ce texte dans un carnet :

noir
près d’un feu

je demande
pourquoi être venu là ?

peu importe le lieu
la couleur des flammes
la lune
ou les étoiles
cette nuit-là

peu importe car
sa réponse c’était
« la crise »

(tout autour un jardin
grand jardin forêt des caravanes les tisons dans le noir noir
et
quelques bêtes
dans leur nuit)

 

 

 

(…) c’est vrai que nous avions fait un feu. Nous l’avions allumé dans le grand foyer, à terre, à côté de la vieille cuisinière à bois. On pouvait faire du pain dans cette cuisinière à bois. Ce soir-là, Io profitait du feu pour brûler tous les déchets qui s’entassaient sur le terrain. Sacs plastiques — emballages — cartons — caissettes. Il disait que plus personne ne s’occupait de collecter et transformer ces objets. C’était sans doute vrai. Tout semblait disparaître de l’organisation de cet État. Io disait qu’il fallait apprendre à se débrouiller seul. Il voulait compter sur son jardin-forêt. Tant qu’on pouvait acheter du pétrole, il roulait : il collectait des outils, il construisait des serres, des cabanes, il transportait de la fumure de cheval. « Horse manure ». Après chaque action sur le sol, il fallait recouvrir de fumure de cheval. Il y avait des règles de ce genre.

 

 

 

(…) nous allions nous connecter à la taverna du village. Il y avait une connexion très réduite, des néons blancs et des toiles cirés. Le téléviseur était allumé en permanence. Invariablement, les mêmes deux ou trois types étaient là. Ils buvaient du café. C’était très lent. Je me souviens de ce vieil homme qui arrivait tous les soirs à la même heure, très exactement. Il prenait toujours la même place, contre le mur, à gauche en entrant. Il ne commandait rien : la patronne lui apportait son café. Il semblait que les choses avaient toujours fonctionné ainsi. Et c’était probablement le cas. Rarement, un ou deux autres gars venaient. Ils commandaient une bière, de l’ouzo. L’un d’entre eux était francophone, il venait parfois. Il avait fait fortune en France en travaillant sur des centrales nucléaires. La réalité nous rattrape toujours plus vite qu’on ne le croit. Ou peut-être s’agit-il du réel.

 

 

 

(…) à la taverna, nous prenions des nouvelles du monde et des lointains. Je ne pouvais m’empêcher d’ouvrir un quotidien en ligne. Nous étions inquiets. Cela faisait des mois que nous cherchions une solution, une piste, un refuge. Rien n’apparaissait. Et les lointains d’où nous venions nous semblaient de plus en plus sombre. Je prenais en note les choses vues dans la journée, pour penser à autre chose. Je mettais de côté le nom des herbes, la forme des fleurs. Je tentais de sauvegarder la méthode de conservation du pourpier dans l’huile d’olive. Je faisais des trucs comme ça. Je pense que c’est important de le dire. C’est important de dire ces choses simples, mais primordiales, essentielles. Nous faisions tout ça dans la tendresse la plus absolue. Notre désir de tendresse est infini. Je me répète. C’est que je suis persuadé de l’importance de tout ça.

 

 

 

(…) nous ne devions pas rester plus d’un mois, je crois. Nous avions d’autres pistes en tête. Il nous fallait traverser Athènes. Nous avons repris la route. J’emmenais des feuilles de menthe, de thym — des fleurs de calendula. J’avais collé une rustine sur une de mes chaussures trouée. On filait. Io n’était pas là ce jour. Nous l’avons croisé à une cinquantaine de kilomètres de sa colline, un peu avant Nea Artaki. C’est à ce lieu que la route passe à quelques dizaines de mètres de la mer, entre le marais et la plage. C’était beau. C’était beau parce que le vent balayait tout. L’asphalte, la poussière, les chiens, les nuages. Il avait plu dans la journée. L’asphalte séchait, la poussière collait. Io revenait d’Athènes. Il s’est arrêté lorsqu’il nous a aperçu. Il nous a serré dans ses bras. Il ne parlait pas beaucoup plus que d’habitude. C’était sa façon de faire. À côté de nous les voitures continuaient de filer. L’asphalte continuait de porter le monde. La poussière volait. Les chiens erraient. Les nuages filaient. Io a repris sa route. Nous avons repris la nôtre.

 

 

 

(…) nous descendions. Nous étions restés quelques mois dans les Carpates roumaines, car nous aimons passer l’hiver dans les Carpates roumaines. Puis nous avions entrepris de descendre vers le sud. On visait Athènes. Ça nous était venu comme ça. Peut-être à l’automne, au début de l’hiver. Et donc on roulait vers le sud. À Nea Stira nous avions acheté des épinards et quelques herbes sauvages vendues par une vieille femme dans un de ces shops qui donnaient sur le port.

 

 

 

(…) la dernière étape nous avait conduit à Marathon. Il pleuvait. Il faisait presque froid. Nous étions dehors, sur l’asphalte et sous cette pluie. Les phares des bagnoles filaient dans le gris. Les collines alentour échangeaient leur habituelle poussière pour de la boue. Les oliviers brassaient les vents. Vers Kato Souli, nous avions passé quelques temps sous l’abri d’un vendeur de légumes. En face, c’était un café : le gars nous avait dépanné de quelques litres d’eau — ce serait assez pour le repas et une petite toilette. À Marathon, nous avions trouvé refuge près du stade. Il y avait une petite chapelle, on pouvait poser nos affaires au sec, à l’abri de la pluie. Nous avions mangé les herbes sauvages et les épinards. Nous avions passé la nuit là, à écouter la ville, le gasoil, la pluie, le vent. On se posait des questions très simples : où trouver des pâtes ? où trouver de l’eau ? où trouver de la bière ? où trouver quelques légumes ? Ces choses-là. L’approche d’une ville ajoutait d’autres questions. Par exemple : où entrer ? quelle piste suivre ? est-ce dangereux de descendre ce boulevard ? comment sera l’asphalte après ce carrefour ? Ces choses-là.

 

 

 

(…) nous avons roulé vers Athènes. Nous avions passé Marathon. Là-bas, nous avions trouvé quelques légumes, du bon pain et des amandes. Nous avions pris la route du lac. Nous avions passé Vothonas. Certains nous demandaient quel était le nom de notre plan, de notre piste, de notre route. Le volume de nos bagages les impressionnaient. J’ai appris bien plus tard, plusieurs milliers de kilomètres plus tard, combien pesait l’ensemble.

 

 

 

(…) nous avions les horaires du bateau. Nous allions traverser la ville et prendre le premier bateau pour Égine — c’était ça, le plan. De Martathon, on peut entrer Athènes par une petite route de campagne. Il y a une, deux maisons. Puis une rue. Ça file vers le sud. Peu à peu c’est la ville. Peu à peu ça grouille. Ça fonce. Gasoil, plastique, lampadaires, enseignes, béton. Bennes à ordures. Chats. Grosses berlines accélérant sur l’asphalte. Mendiants. Vélos.

 

 

 

(…) antennes paraboliques. Immeubles ocres beiges. Pylônes électriques. Orangers. Stores abaissées sur les terrasses. Terrains abandonnés, tags et supermarché fermé. Entrepôts. Tentes. Arrêts de bus. Matelas sous un pin. Rascism fuck off. Abris en tôle. Potagers. Chauffe-eau solaire. Conteneurs à déchets. Tickets de loterie et Coral gas.

 

 

 

(…) le métro débouche au Pirée. Au dehors de la gare ça nous revient la ville — pleine face. Il faisait gris pluie ce jour-là. Il y avait du monde dans les rues. Sur le béton sur les trottoirs — certains étalaient quelques objets — les vendre. Téléphone seconde main. Paires de chaussures. Jouets en plastique. Objets usagés. Paniers de fruits. Paquets de mouchoirs. Batteries de téléphone. Cartes touristiques. Tout dans le mélangé.

 

 

 

(…) en arrivant sur Égine nous avons cherché le lieu des arbres — le lieu des bêtes. Nous avons passé nos mains sur des arbres millénaires. Nous avons posé notre tête sur l’écorce. Nous avons tenté de prendre dans nos bras les vieux troncs, le temps, la poussière. Nous avons écouter les vagues se fracasser sur le sable d’une plage et contre le béton des terrasses abandonnées. Nous avons marché sur ce terrain de basket laissé à l’abandon de la mer. L’eau venait enserrer le pied rouillé du panier le plus à l’ouest. Nous avions besoin de ça. Nous avions besoin de nous asseoir dans le vent, au pied des pins, d’allumer un réchaud et d’attendre que la nuit vienne. Alors on pourrait observer les lumières d’Athènes en face. On pourrait voir les phares des bateaux filant sur l’eau agitée. Là — seuls — dans le noir, nous aurons peut-être l’occasion de penser à la portée de ces feux dans la nuit.