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Le dit de Marina, le dit de Boris

mardi 21 novembre 2017, par sebmenard

 

 

 

“ « Il est aujourd’hui plus facile d’imaginer la fin du monde — écrivait le philosophe américain Fredric Jameson — que celle du capitalisme ». On ne saurait mieux résumer le paradoxe de notre temps. Dans la mesure, en effet, où la logique du capital imprime désormais sa marque déshumanisante sur l’ensemble de la planète et sur presque toutes les sphères de l’existence — y compris les plus intimes — la conscience des effets les plus négatifs de la mondialisation libérale (précarité croissante de la vie quotidienne, inégalités de plus en plus massives et indécentes, destruction de la nature et dérèglement catastrophique de son climat, dissolution du lien social et de ces « identités » qui conféraient encore, tant bien que mal, un sens humain à la vie des individus, etc.) a sans doute atteint un degré inédit…”
Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital, Flammarion.

 

 

 

Combien de temps subsiste le souvenir d’un pays ? Quelle forme prennent les plaines de Sibérie lorsqu’on ne les distingue plus ? Quels tunnels le métro de Moscou continue-t-il d’arpenter dans les rêves de ceux qui ne l’empruntent plus ? À quoi ressemblent les rayons d’un supermarché de Khimki, de Lioubertsy, de Balachikha ou de Krasnogorsk, lorsqu’il nous est impossible de retourner à Khimki, à Lioubertsy, à Balachikha, à Krasnogorsk et dans toutes les villes et tous les villages de Russie ? Où continue de pédaler la bicyclette du souvenir des asphaltes de Saint-Pétersbourg lorsqu’on ne pédale plus à Saint-Pétersbourg ? Où range-t-on l’image d’une vieille camionnette fumant noir noir sur une piste de la campagne russe, lorsqu’on n’accède plus aux pistes de la campagne russe ? Comment croise-t-on la silhouette de ses amis dans la brume, lorsqu’on ne passe plus les frontières ? Quand surgissent les vissages ? Où tournent les ruelles ? Que sentent les intérieurs d’appartement ? Quel goût ont les flocons de neige ? Comment boit-on le vin, les alcools ? Quelle poussière garde-t-on au fond des poches ?

 

 

 

(…) voix de l’homme : « Je peux rouler longtemps comme ça. Plein nord. Je m’arrête dans les stations-essence, je bois du café, je charge mon téléphone, puis je reprends la route. Je pédale, comme ça. Je traverse les pays, les villes. J’ouvre les conteneurs, les poubelles : je me nourris de ça. Je récupère ce que d’autres jettent. On trouve des fruits, des légumes, des yaourts, des fromages, du pain — on trouve tout. C’est encore bon. Là-bas, plus au nord, presque tout est « bio », écologique. Tu peux faire confiance. Je mange ça. Et je roule. Je dors dehors. J’ai un sac de couchage, un abri. Ça me va. Ça nous va : on fera ça, Marina. Je n’irai plus jamais en Russie, Marina… J’ai ce job au journal et mon salaire nous suffit. J’espère que Marina sera heureuse ici. J’espère qu’elle fera des rencontres et qu’il y aura de l’amour. J’espère qu’il y aura de l’amour. Je suis libertaire. Je préfère que le monde soit libertaire. C’est bien ça je crois, le mot : libertaire. C’est difficile à entendre, c’est difficile de le comprendre, si tu n’as pas connu la vie là-bas. Je sais ce que c’est. Je n’en veux plus. »

 

 

 

(…) voix de la femme : « Tu ne retourneras jamais en Russie, Boris… Il n’a pas vu sa famille depuis trois ans maintenant. Il ne peut pas passer la frontière. On ne pense plus au passé. C’est fini, là-bas. On croirait à une décision solennelle. Est-ce vraiment une décision ? Choisissons vraiment ces choses-là ? Cela fait-il partie de notre pouvoir ? Je n’en sais rien. Je suis ici. C’est bien ici. Je suis en sécurité. Mais je ne peux pas travailler. Je ne fais rien. Je suis là. Je ne fais rien. Il dit libertaire, mais vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne pouvez peut-être pas comprendre. Je n’ai pas de bon souvenir des derniers temps là-bas. Au début, on rentrait. Tous les deux ou trois mois peut-être. Mais ce n’était plus possible. Tout se mélange. Je ne retournerai jamais à Moscou, Boris. Désormais nous avons notre abri et c’est ici. Lui — il a connu les forêts du nord et les abris de circonstance. Nous avons connu les nuits de silence et d’attente. Nous avons cherché la forêt où trouver refuge. Nous utilisons les mots de tout le monde, et pourtant ce n’est pas notre langue. Ce n’est pas simple, dire ça. Je ne pensais pas que la ville nous sauverait. Pourtant — aujourd’hui — c’est la ville qui nous abrite. De quoi sera fait la suite ? Je ne sais pas. Je ne sais qu’une chose : je suis ici. »

 

 

 

(...) voilà le dit de Marina, le dit de Boris, rendus à la cacophonie des villes de l’Europe, rendus à l’inconstance, rendus à la chose politique, rendus aux frontières, rendus.