diafragm

Accueil > Carnets | SebMénard > La réserve > Rigoni Stern, Mario | Le vin de la vie

Rigoni Stern, Mario | Le vin de la vie

jeudi 10 août 2017, par sebmenard

 « DÉCLARATIONS D’AMOUR

Un siècle peut être court ou long pour la vie d’une communauté qui était restée retranchée dans les montagnes pour conserver son indépendance. À l’époque, seuls des sentiers escarpés descendaient dans la plaine ; la route qui, en 1959, devient la nationale 349 a cent ans, à peine plus.

La distance que l’on couvre aujourd’hui en une heure de voiture, mon grand-père la parcourait à pied en trois jours. Il descendait par un sentier muletier pavé de grosses pierres polies par les fers des mulets et des chevaux qui portaient sur leurs bâts des chargements jusqu’à la ville lointaine et bleutée. Ils emportaient des produits manufacturés de l’artisanat du bois et de la filature, des fromages et du beurre ; ils remontaient de l’huile, les légumes secs, du vin, des farines. À Padoue, rue Altinate, ils avaient leurs entrepôts. Pendant des siècles. Le voyage aller et retour durait une semaine ; en un an mon grand-père en faisait cinquante pour un total de cinq mille kilomètres. (…)

De toutes ces choses je me souviens quand je descends de mes montagnes par la Route du Costo. De là, temps en temps, on aperçoit le ballast du petit chemin de fer à crémaillère qui, pendant cinquante ans, monta et descendit sans manquer une prise, au milieu des bourrasques de la neige et des guerres. Il emporta des émigrants et rapporta des soldats. Grimpant le long de pentes raides, il entrait des tunnels en ferraillant et crachant feu et fumée comme un monstre préhistorique.Pour atteindre Venise, en 1907, d’après un vieil indicateur que je garde, on mettait trois heureux vingt-neuf ; maintenant, en 1986, par le car, il faut trois heures vingt. Tant de progrès pour neuf minutes ! »

p. 226- 228


Rigoni, Stern, Mario, 1986, Le vin de la vie, 2002 pour la traduction de Marie-Hélène Angelini à La Fosse aux ours.