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Ruben, Emmanuel | Jérusalem terrestre

lundi 3 juillet 2017, par sebmenard

 « Le mur est tout le contraire d’une frontière. Normalement, lorsque vous traversez une frontière — prenons une vraie frontière, genre entre le Pérou et l’Équateur, deux pays qui ne s’entendent pas à merveille — vous quittez les autorités du premier pays pour les autorités du second : les uniformes sont coupés différemment, les bérets n’ont pas la même couleur, la monnaie change et parfois la langue, etc. Ici, Tsahal veille de part et d’autre du mur. Sur la route de Ramallah à Naplouse on croisera au moins trois barrages volants induisant à chaque fois des ralentissements même en l’absence de contrôle. Des patrouilles sur le bas-côté de la route, des herses pour stopper les véhicules récalcitrants, des postes de guet, des drapeaux perchés, des barbelés, etc. Et partout, l’odeur et la couleur de la guerre.

p.33

 

 

 

Est-ce à dire que ma présence ici relève de l’erreur la plus grotesque ? Qu’est-ce que je suis venu chercher à Jérusalem ? Quel est le sens de mon séjour en Terre sainte ? Suis-je un touriste de plus, un étranger de plus sur ce petit bout de terre qui a vu affluer depuis Josué toutes les armées de pèlerins et de croisés, venus d’Orient ou d’Occident ? Non, la seule raison qui justifie ma présence ici n’est pas celle des origines ; ce n’est pas non plus la foi qui me guide, c’est la curiosité du géographe, c’est la manie qui m’anime — l’écriture —, c’est l’obsession qui me hante : les frontières. Mais depuis quelques jours, j’ai le sentiment qu’elle passe à l’intérieur, la frontière. Me voici juif le jour et arabe la nuit, étranger partout, seul dans Jérusalem.

p. 51

 

 

 

C’est en retournant me baigner que je comprends : la mer et le soleil n’appartiennent à personne, ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens, ni aux Juifs, ni aux Arabes, or c’est ce pays que je voudrais adopter : la mer allée avec le soleil. J’ai horreur de l’expression de citoyen du monde utilisée à tout bout de champ pour parler des grands voyageurs — car elle suppose, primo que le monde existe, et secundo que nous pouvons l’embrasser dans son ensemble et sans embûches, bref elle pue l’humanisme nigaud des mondialisateurs sans frontières. Mais pourquoi ne pas se considérer, plus modestement, comme frère du soleil, frère de la mer, frère des dunes et des nuages ? Je comprends soudain Romain Gary, le moins franchouillard mais le plus chauvin de nos écrivains, qui se moquait volontiers de ses lecteurs en racontant comme il avait inventé de toutes pièces sa promesse de l’aube mais qui n’aurait jamais troqué sa mère juive et son passeport trafiqué contre un permis de voter et de verser son sang délivré des rabbins sourcilleux : si sa grande trilogie romanesque s’intitule Frère Océan, ce n’est pas pour les chiens.

En quittant la plage au coucher de soleil, lequel a suspendu tous les gestes et stoppé les joggeurs — arrêt sur image dans le film Israël —, je pense aux enfants qui ne peuvent plus voir la mer pourtant si proche ; je pense aux enfants de Kalkilya, de Tulkarem, de Qibiya, qui n’ont plus d’autre horizon que la grande muraille de béton.

pp. 76-77

 

 

 


Ruben, Emmanuel, 2015, Jérusalem terrestre, Inculte Dernière marge.