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Calvino, Italo | Les villes invisibles

vendredi 13 janvier 2017, par sebmenard

 « KUBLAI : Je me demande quand tu as pu visiter tous les pays que tu me décris. Il me semble à moi que tu n’as jamais bougé de ce jardin.

POLO : Tout ce que je vois, tout ce que je fais prend son sens dans un espace mental où règne le même calme qu’ici, la même pénombre, le même silence parcouru de bruissements de feuilles. Au moment où je me concentre pour réfléchir, je me retrouve toujours dans ce jardin, à cette heure-ci du soir, en ton auguste présence, quoique bien occupé, sans repos, à remonter un fleuve vert de crocodiles ou à compter les barils de poisson salé qu’on descend dans la cale.

KUBLAI : Moi non plus je ne suis pas sûr d’être ici, à me promener parmi les fontaines de porphyre, écoutant l’écho des jets d’eau, plutôt qu’à cheval conquérant les pays que tu devras décrire, ou bien coupant les doigts des assaillants qui grimpent aux murs d’une forteresse assiégée.

POLO : Peut-être ce jardin n’existe-t-il qu’à l’ombre de nos paupières baissées, et n’avons-nous jamais cessé, toi de soulever la poussière sur les champs de bataille, moi de marchander des sacs de poivre sur des marchés lointains ; mais chaque fois qu’au milieu du vacarme et de la foule nous fermons à demi les yeux, il nous est donné de nous retirer ici, vêtus de kimonos de soie, pour considérer ce que nous sommes en train de voir et de vivre, pour faire les additions, contempler à distance.

KUBLAI : Peut-être notre dialogue se joue-t-il entre deux misérables surnommés Kublai Khan et Marco Polo, occupés à fouiller une décharge d’ordures, à mettre en tas de ferrailles rouillées, des lambeaux d’étoffe, de vieux papier. Rendus ivres par quelques gorgées de mauvais vin, ils voient resplendir autour d’eux tous les trésors de l’Orient.

POLO : Peut-être n’est-il resté du monde qu’un terrain vague couvert d’immondices, et le jardin suspendu du palais du Grand Khan. Ce sont nos paupières qui les séparent : mais on ne sait lequel est dehors, lequel dedans. 

Les villes et le regard 5.

Passé le gué, franchi le col, l’homme se trouve tout d’un coup devant la ville de Moriane, avec ses portes d’albâtre transparentes à la lumière du soleils, ses colonnes de corail qui soutiennent des frontons incrustés de serpentine, ses villas toutes de verre comme des aquariums où les ombres des danseuses à l’écaille argentée nagent sous les lampadaires en forme de méduse. S’il n’en est pas à son premier voyage, l’homme sait déjà que les villes de ce genre ont un envers : il lui suffit de parcourir un demi-cercle, il aura sous les yeux la face cachée de Moriane, une étendue de tôle rouillée, de toile de sac, d’essieux hérissés de clous, de tuyaux noircis par la suie, de petits pots entassés, de murs aveugles aux inscriptions déteintes, de chaises dépaillées, de cordes tout juste bonnes pour se pendre à une poutre pourrie.

La ville semble se continuer d’un côté à l’autre selon une perspective qui multiplierait son répertoire d’images : en fait elle n’a pas d’épaisseur, elle ne consiste en rien d’autre qu’un endroit et un envers, telle une feuille de papier, avec une figure de ce côté une de l’autre, qui ne peuvent ni se séparer, ni se voir. »

pp. 121-123


Calvino, Italo, 1974, Les villes invisibles, Points Seuil.