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Cadiot, Olivier | Histoire de la littérature récente

lundi 21 novembre 2016, par sebmenard

 « Skins 

Un employé au linge-sale à l’Hôtel Dieu, à la fin des années 70 (de dix-neuf cent), récitait des compositions à qui voulait l’entendre, dans un café du haut de la rue Oberkampf, au moment où certains restaurants d’ouvriers faisaient encore payer le couvert, le pain et le vin ; sciure par terre, poêle à bois et pas encore le téléphone. Une microsociété de skins avait élu un de ces bistrots, et notre poète passait de table en table en scandant l’une de ses compositions favorites : Le soleil illumine ma main, mais est-ce ma main qui illumine le soleil ?
Les gros types rasés à croix de fer en sautoir sur le perfecto l’écoutaient avec indifférence, mais sans agressivité. Un peu comme un buffle trimbale sans le savoir sur son dos quelques petits oiseaux qui lui picorent le cuir.
Le poète expliquait ensuite, après sa performance, le trait de génie de son poème, démontrant avec force gestes l’ingéniosité du texte. Montrant ses mains, puis le plafond pour figurer le soleil, et décrivant dans l’espace des figures rapides comme s’il avait ouvert devant des anges de l’enfer un ciel de paradoxes. Succès. Les types aimaient bien le côté finalement assez motard du poème,
Easy Rider, soleil, tranquille, bandana rouge à la place du casque — ça roule. »

pp79-80.

  « Pourquoi j’écris de si bons livres

 Je sais très bien ce qu’est la littérature au point de pouvoir en réaliser la maquette. Un peu comme les écorchés en plastique, l’œil arraché, les organes à nu, dans les salles de classe. Avec des mouvements en plus — il faudrait que ça bouge. On devrait introduire un moteur quelque part.
Repartons de zéro. Un livre, c’est quoi ? c’est une machine immatérielle qui produit des images que nous devons oublier par la suite — si on se souvient après une lecture, refermant le volume, d’un rideau blanc, d’une tache sur un mur ou d’un morceau de visage, c’est déjà pas mal.
On doit oublier les livres pour garder seulement leur agitation. Il faut se laisser embarquer. Le scénario s’embranche, on rentre dans l’histoire au rythme d’une grosse barque propulsée au ralenti par un moteur électrique silencieux qui fend la mousse. Qu’est-ce que je vois avec tout ça ? Je dois me dessiller les yeux. Et on avance. Et ça parle de nous ; et c’est étrange que ça parle de nous
maintenant, alors que c’est si loin. Je vais vous donner des nouvelles de vous, dit le livre. Je vais tellement te rêver que je vais pouvoir te parler de toi. Mais qui parle ?
La voix violente qui monte est réconciliante. C’est le monde à l’envers — comme s’il fallait une certaine colère, une certaine ivresse pour dire des choses simples et tendres qui s’entrelacent à des choses complexes. Il faut apprendre à passer plus vite sur les choses et les noms, on doit être
véloce. D’accord, absolument d’accord. Mais pourquoi alors le dire avec une telle douleur ? Pourquoi se plier au rythme des phrases, mettre des virgules et des tirets dans sa langue. Pourquoi cette politesse ? Parce qu’on veut tout, on veut les deux ; les détails et les vagues. Si on fragmentait, on perdrait, on perdrait sa partie folle, sa mécanique infernale. Si on suivait la vague, on aplatirait tout. Alors on veut les deux, on veut les deux. »

pp. 125-127


Cadiot, Olivier, 2016, Histoire de la littérature récente, tome I, P.O.L.