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À Kusijac et avant Kusijac (vers Kusijac)

mardi 22 décembre 2015, par sebmenard

C’était une de ces journées chaudes et des Balkans. Nous avions traversé un défilé — des tunnels — des villes et des asphaltes brûlants. On roulait plein Est. Rien ne change. Diésel et suée. Péniches et chiens. Pastèques. Flottes.

On longeait le fleuve. On s’était dit qu’on s’arrêterait au bord de l’eau. On voulait s’y jeter. Qu’importe les sacs plastiques les bouteilles vides et les métaux lourds.

Des frigos. On cherchait des frigos pour des liquides. C’était à cette époque où déjà les étés ne ressemblaient plus à ceux qu’on nous avait décrits lorsque nous étions jeunes. Le monde se vautrait à une vitesse ahurissante et — dans un ralenti très cinématographique — nous observions sa chute sans plus savoir comment parler. Il nous restait la vague idée d’un récit.

Pour preuve : une partie de la colline s’était effondrée lors des dernières pluies du printemps. Et des types nous interpellaient pour dire la forme de leur catastrophe.

Ils s’étaient mis en tête de manger cette viande que l’un d’entre eux avait ramené des bois. C’était au temps des viandes. L’histoire ne dit pas si ce temps a filé.

Nous — on cherchait des liquides. Voir plus haut. On a donc demandé des liquides. Rien de plus clair. Rien de plus ordinaire. Et donc on s’était retrouvés en quelques minutes autour de cette table — au bord du Danube — sur une terre à moitié éventrée poussière — à écouter le récit de ces types.

Un tuyau amenait l’eau jusque là. L’eau de source. L’eau fraîche de l’Est et de nos soiffées. Les mecs avaient mis une dizaine de bières dans un bac — des bouteilles de vin — une pastèque et des jus — et le tuyau venait plonger dans le bac. L’eau débordait dans la poussière. L’un dit qu’il n’y a pas de robinet. L’autre dit que c’est l’eau de la colline. Il se passe l’eau sur la peau du visage. Il boit. Il nous montre comme elle est bonne la flotte. On boit. On écoute. Pieds dans boue puis poussière. Barbe et gouttes. Bière.

Les gars — ils nous ont pas demandé quelle histoire on poursuivait. Pas tout de suite. Et on leur a pas dit. Pas tout dit. Il y a avait une table et assez de bancs pour tout le monde. Il y avait une cabane un peu plus haut. Des gosses et des chiens. Quelques bagnoles. C’était au temps du gasoil.

L’un dit que le Danube n’était pas là il y a quelques dizaines d’années. Les eaux filaient si vite. Fraîches et poissons. Du vin. Ça s’emballait comme ça s’emballe souvent dans la dinguerie de l’Est. Cette viande dans le plat — c’est une des dernières sans doute — je crois qu’on le savait déjà. Des verres. Les gars finissent par dire qu’il suffit de monter — de contourner la terre effondrée — de rouler et de filer vers Kusijac. On sera bien à Kusijac. Alors on monte sur la colline et on mate. Hollywood à la main sur un panneau en bois indique le repaire des bavards et le fleuve. On file.

Bêtes mortes et vivantes. Chiens. Chevreuils. Oiseaux. Insectes. Tout est immense et déclamatoire. Le soleil de l’Est se couche et embrase tout. Les bagnoles filent. Des trucks. Nos yeux ça suffit pas.

En arrivant à Kusijac on a trouvé une douche au bord du Danube. Une douche qui coulait dans le Danube. Comme ça — les pieds dans le Danube — on pouvait se laver et attendre que la nuit vienne. Tout allait vite. On s’est mis nus. On a fait couler l’eau froide sur nos peaux. C’était bon. C’était frais. On avait notre chapitre. J’ai voulu faire des images de tout ça. Rien à faire. Ça voulait pas.

On a essoré nos fringues et nos corps. On a bu des liquides. On a écouté la nuit. On a parlé jusque tard. On s’est endormis là. Dans le sable. Au bord du fleuve. Au bord d’un fleuve qui n’était pas là avant. Dans la chaleur de nuits qui ne furent jamais aussi chaudes. Dans le silence de nos bouches qui ne savaient plus que dire de ce monde qui se vautre. Dans la tendresse de nos corps qui se dessinaient l’un l’autre. Et lunes étoiles veillaient silences.

Peut-être avons-nous répété les histoires de la journée. Peut-être avons-nous refait yeux fermés les routes et les pistes. Peut-être sourire. Que ce monde se vautre ne nous inquiète plus. Nous tendres bêtes et chaudes savons nos chemins.