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Temps 0

mardi 15 décembre 2015, par sebmenard

à paraître chez les éditions « cartoneras » La Marge.

 

 

 

 

 

des voix qui comptent : Daniel Biga, Roger Lahu, Jean-Pascal Dubost, Antoine Emaz, Fred Griot… et beaucoup d’autres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

d’herbe de montagne et d’air frais

roche

nous avancions sur un chemin

les pieds l’un après l’autre les pieds avancent et tracent ou plutôt suivent la trace

qu’importe

le nom des sommets d’alors

cela pouvait durer longtemps

très longtemps

et ce longtemps me semblait

éternel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

sur le bureau en bois à l’école

je recopie des lettres

il y a un livre ouvert à côté

je recopie des mots

intensément

(cette histoire d’un joueur de flûte et les animaux marchent à sa suite)

rien n’arrivera

ensuite

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

déjà petit

je pensais

à demain

mais

« moins »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le soir nous partions à vélo pour le tour des Chasnières par exemple ou bien le nom d’un autre chemin, celui d’un lieu-dit ou encore, le patronyme de ceux qui habitaient cette ferme là-bas. C’était généralement après le repas. Cela durait quelques heures parfois. Je sens bien ceci : il y a un début (nous quittons la maison et il fait jour), puis il y a une fin (nous allumons la dynamo des vélos, il fait nuit, nous rentrons). Mais cela ne dure pas. Cela ne dure pas et se reproduira tant qu’il fera beau (parfois même il pleuvait et nous étions partis, nous avions des K-ways et chacun connaissait les abris, on pourrait s’attendre aux abris).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

il pleut

nous ramassons des baies

il y a une route

nous ramassons plusieurs sacs de baies des myrtilles

après la confiture est encore chaude

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

les détails

la tendresse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je me lève et je pense au poème. C’est le poème de l’enfance. C’est le poème de la childhood oubliée. Des temps qui ne se nomment pas. J’ai le poème de l’enfance. J’ai le poème d’un gap immense entre nos mondes. Que s’est-il passé ? Je silence. Oud. Le titre s’appelle : Safar. Dix-huit minutes et huit secondes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

notre désir de tendresse est infini

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

est-ce que

tu t’appartiens

toi

ici

et maintenant

qui s’appartenons-nous ?

de qui ?

nous deux

eux

et

tous

s’appartenir

les uns les unes et tous

rappelle-toi

s’appartiendre

tiendez

« amenez vos auges » répétions-nous en riant (mais pour les épinards quand même ça a mis du temps)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand nous serons grands elle et moi et les enfants nous aurons une cabane et nous l’habiterons, nous tendres et tous là dans un même remue-détails tendres et doux et soupes et raw1 comme des bêtes à cru à cheval de nos vies, assez de pat2 de pageots de places pour tous et cela sera sans fin c’est déjà là, tout a commencé n’as-tu rien vu ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« la tortue la tortue ! »

c’était le jeu

entre les fraisiers et les artichauts

on devait trouver la tortue

quel âge a-t-elle je demandais toujours j’oubliais

ça

et beaucoup d’autres choses

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

chaque soir pourtant

la nuit

finit par s’allumer

& lampes & moultes & tous néons nuits des banques & shops & bagnoles & phares s’accélèrent tous

(Une nuit quelqu’un jette sa tête contre la mienne, je ne bouge pas, cela dure quelques secondes, rien de plus, mais je ne bouge pas, il cogne un coup, ça fait mal, mais je ne bouge pas, je souris, mon vieux copain à côté n’a pu s’empêcher bien sûr, qui aurait pu s’empêcher, comment s’empêcher, ce dont je me souviens : c’était jaune orange, et quelques secondes. Après on dit qu’on aurait aimé parler un peu se comprendre.)

chaque soir pourtant

la nuit

finit par s’allumer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« faire les patates » ça voulait dire

derrière le tracteur

avec des seaux en plastique et les mains terre

comme ça à remplir des seaux

ensuite

on versait dans la vieille maison

elle s’appelait la vieille maison

les patates comme les « mémères » patates

on disait ça pour les grosses patates

et ça faisait un tas

de patates

tout un tas de poèmes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« aussi »

sur une île

il pleut

et les pieds

dans l’herbe

humide

de l’île

d’énormes pommes

assez énormes

pour inventer

un nom

aux pommes

et les soulever

souvenirs

qu’on répète

(quelqu’un est allongé dans une voiture une Renault Super 5)

et donc

tout a-t-il disparu ton thé ton nez ta toux du jour tadam et pluie

les énormes pommes les Super 5 & les souvenirs ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous sauvages et qui dormons bêtes comme des bêtes (une nuit un sanglier nous avions dit un sanglier hurle à quelques mètres), enfin nous revoici l’un l’autre et contre, deux corps dans la nuit et sous une lune jaune, enfin, ça sent les herbes et la forêt, enfin, ça sent la sueur et l’eau, c’est quand même quelque chose les milliers de kilomètres et de poussière qu’il faut se taper pour comprendre un peu (d’un oeil j’essaie de regarder : est-ce bien un sanglier), habiter le temps voilà mon poème de la tendresse et d’amour habitons-nous l’un l’autre allumons un feu de camp.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

petit dit-on

je me roulais dans la poussière

fâché

entièrement fâché

(je n’ai

aucun

souvenir

de ces temps)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’avais fini par arriver sur un autre continent. Ça n’avait pas été simple. C’était difficile. C’était tellement différent. Il faisait très chaud. Certains disent que cet été-là, il avait fait plus de cinquante degrés. À un moment j’avais pleuré. J’étais là. Terriblement là. Et affreusement absent. J’avais dit que je voulais parler. Je ne savais absolument pas de quoi. Mais il fallait parler. Le silence. Le temps. C’était ça. Et puis il y avait demain. Quelle horreur. Avec mon vieux pote on a bu une bouteille de Vodka dans la nuit. La Vodka n’a servi a rien. Mais les mots de mon vieux pote, ils parlent encore.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

nous avions choisi de traverser un continent

il me semblait alors

parfois

par moment

que cette histoire pouvait durer

tellement longtemps

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Or donc il y a cette photographie nous étions sur la route de l’Est une fois de plus à courir après quel monstre ou bien c’étions nous les monstres — il y a dix ans mon vieux c’était il y a dix ans est-ce que les monstres vieillissent encore après dix ans — et pied d’accélération nos gueules contre vitre et fumée et d’haleine en suée fond’d’cale on disait épuisions-nous d’asphalte en piste tant nos corps que le temps qui lui-même — t’en rappelles-tu — bon dia la charge on disait on dirait dirons-nous disons que le temps lui-même s’était pris pour la lune.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

c’est tout simplement qu’il me faut

trois à quatre heures

de mots

par jour

(il faut il faut il faut

c’est lourd dit le poète il faut toujours

il faut

te taire je voulais dire

et d’heure jamais plus tu ne parleras)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

quelqu’un me demande

si parfois

j’ai l’impression

de devoir

écrire

quelque chose

par exemple

il rajoute

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourquoi écrire & tout ça je me demande même pas ni n’écris plus ne tout ça — le dit quand même c’est comme tendresse ou même faire des câlins sans les bras mais presque avec les yeux au moins — quand même c’est une bonne raison de tenir et puis suffit de sentir le vent c’est tout beau tout ça tout ça tout ça je t’aime d’amour ça veut dire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ici et maintenant

nous en sommes

exactement

au moment

de choisir

du temps des villes

de celui des cabanes

or donc c’est du blabla

de gens de corps

vieille bête tu ne sauras jamais rien c’est temps mieux coup-ci coup ça tous au vert

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

la terre est en train de crever à une vitesse

ahurissante

que faisons-nous ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Adoncques de tissus de morceaux de bois de coussins poussières et d’histoires racontées à braves renforts de bras et de soleil — de brassées de mots (déjà des mots) — nous construisions patiemment la cabane du jour d’hui sachant voui qu’elle ne passerait l’automne — mais qu’importe c’était loin l’automne tellement loin l’automne et nul permis d’y construire une cabane à notre terrain de jardin de bois de champs de quoi qui vaille nous aille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(si seulement vous avions le temps)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ce jour-là

je ne m’étais pas levé

« en avance »

j’étais là

cul dans l’herbe

et poussière

j’étais

à l’heure

très exactement

l’air frais soufflait autour

des brindilles

poussées

peut-être

j’attendais j’observais

sans bouger

« ici et maintenant »

« entier »

une bête là-bas

sans doute chevreuil

et ils finirent par arriver

les voilà les voilà

les premiers rayons du soleil

un à un

sur nos peaux

et toute entière cette histoire ce poème

la vie la vie elle-même

semblait se recomposer dans cet instant

simplement ça

auquel il conviendrait

de n’y rien ajouter

remarque post-solaire :

est-il

encore

temps ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. cru, en anglais. ↩︎
  2. lit, en roumain. ↩︎

Daniel Biga très présent ici. Et l’avant-dernier texte de cette série, clin d’œil à Roger Lahu.