diafragm

Accueil > Carnets | SebMénard > La réserve > Théorie > Michéa, Jean-Claude | L’enseignement de l’ignorance et ses conditions (...)

Michéa, Jean-Claude | L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes

vendredi 14 février 2014, par sebmenard

On aurait le plus grand mal, par exemple, à déduire la décision d’enseigner le latin, le grec, la littérature ou la philosophie, des contraintes particulières de l’accumulation du Capital. En réalité, chacun voit bien qu’une culture classique réellement maîtrisée, nourrie, par exemple, des modèles du courage antique ou des chefs-d’oeuvre de l’intelligence critique universelle, avait au moins autant de chance de former des Marc Bloch et des Jean Cavaillès, que des spectateurs sans curiosité intellectuelle ou des consommateurs disposés à collaborer sur tous les modes au règne séduisant de la marchandise.

(p.33)


D’où vient la magie inimitable des comédies musicales hollywoodiennes, des westerns de John Ford ou de Howard Hawks, des films de Lubitsch et de Capra ? Ou encore celle du jazz de Duke Ellington et de Count Basie ? Tout simplement du fait que ces oeuvres ont su merveilleusement traduire un moment d’équilibre privilégié que toutes les sociétés modernes ont connu — dans des conditions chaque fois particulière — entre la folie nécessaire de la liberté et l’obligation, alors encore admise, de respecter la common decency. Ce moment historique ne correspond évidemment pas à une société idéale, mais, ce qui n’est pas tout à fait sans rapport, à une société qui avait le pouvoir de s’idéaliser parce que la liberté n’avait pas encore eu vraiment l’occasion d’y faire connaître son mauvais côté. C’est pourquoi l’art populaire de cette époque continue à exercer sur nous — pour reprendre la formule de Marx — l’attrait éternel du moment qui ne reviendra plus.

(p34)


Quand la classe dominante prend la peine d’inventer un mot (« citoyen » employé comme adjectif) et d’imposer son usage, alors même qu’il existe, dans le langage courant, un terme parfaitement synonyme (civique) et dont le sens est tout à fait clair, quiconque a lu Orwell comprend immédiatement que le mot nouveau devra, dans la pratique, signifier l’exact contraire du précédent. Par exemple, aider une vieille dame à traverser la rue était, jusque ici, un acte civique élémentaire. Il se pourrait, à présent, que le fait de la frapper pour lui voler son sac représente avant tout (avec, il est vrai, un peu de bonne volonté sociologique) une forme, encore un peu naïve, de protestation contre l’exclusion et l’injustice sociale, et constitue, à ce titre, l’amorce d’un geste citoyen.

(pp48-49)


À partir de 1972, la culture littéraire — dénoncée comme bourgeoise cesse d’être le pivot de l’enseignement du français. Pour les psychopédagogue de l’époque — très marqués par le scientisme de Bourdieu — il s’agissait d’opposer à ”l’usage culturel de la lecture, au rôle formateur des oeuvres, à l’importance du patrimoine littéraire dans la formation de l’esprit, l’idée que la lecture sert à s’informer et se documenter” (L. Lurçat). On songe d’abord à James Jolroyd, ce personnage des premiers récits de H.G. Wells, qui « avait lu tout Shakespeare et l’avait trouvé plutôt faible en chimie ». Puis l’on discerne sans peine, sous cette écorce gauchiste encore un peu rude, les prémisses du culte, qui va bientôt sévir, de l’entreprise performante et de la société de communication. Significatif à cet égard, est le fait que pour les disciples de l’inspecteur Foucambert, l’affiche publicitaire — c’est-à-dire la propagane avouée du Capital — ait pu être présentée comme l’un des supports privilégiés de l’apprentissage de la lecture, en opposition aux textes, forcément bourgeois, de la littérature classique.

(p54)


Citant Hans Peter Martin et Harald Schumann, Le Piège de la mondialisation, Solin-Actes Sud, 1997.

« C’est ainsi, par exemple, qu’en septembre 1995, — sous l’égide de la fondation Gorbatchev — « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan », constituant à leurs propres yeux l’élite du monde, durent se réunir à l’Hôtel Fairmont de San Fransisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation. (…) l’assemblée coommença par reconnaître — comme une évidence qui ne mérite pas d’être discutée — que ”dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale”. Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste allait devoir affronter au cours des prochaines décennies put donc être formulé dans toute sa rigueur : comment serait-il possible, pour l’élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingts pour cent d’humanité surnuméraire, dont l’inutilité a été programmée par la logique libérale ?

La solution qui, au terme du débat, s’imposa, comme la plus raisonnable, fut celle proposée par Zbigniew Brzesinski sous le nom de tittytainment. Par ce mot-valise il s’agissait tout simplement de définir un « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ». (pp41-42)


Michéa, Jean-Claude, Climats, 1999.