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Collin, David | Vers les confins : voyages, dérives, épiphanies

dimanche 29 avril 2018, par sebmenard

 « Petite cellule de temps et d’espace : trois secondes. De quoi s’agit-il ? Sinon d’un moment infime placé au cœur du marché lointain, d’une percée dans l’intime. Alors voici : j’étais là, debout, à regarder passer les familles ouïgoures et leurs charrettes, à sentir la poussière nous envelopper. Désolé du cliché, mais il s’agissait vraiment d’un nuage de poussière qui rendait tout vaporeux. J’étais seul. Un moment seul à les regarder passer, à ne plus circuler, fixé sur un autre temps, sur le regard très ancien d’un vieil homme assis sur des balles de coton. Et puis plus rien. Le vide, le silence dans le tumulte. Trois secondes à peine d’une intensité extraordinaire. Certains appellent cela éphiphanie, d’autres étourdissement. Segalen, Bouvier, Virginia Woolf, Joyce et Proust ont raconté de tels moments. Après Rimbaud, Walter Benjamin les appela illumination profanes. Sur le coup, je ne fus pas en mesure de comprendre ce qui se produisait alors. Quand cela passa, je n’étais pour ainsi dire pas présent. Légèrement débordé par la réalité. Mon corps incertain flottait dans un temps suspendu, dans un espace restreint et oscillant. Comme si j’étais ivre. Ce sont mes notes de voyage qui me rappellent la portée de l’évènement. En surface. Comme si ces notes avaient été rédigées par un autre, celui en moi qui voyage et qui m’observe de loin. Était-ce de la lucidité ? Se voir de loin ? »

pp. 23-24

 « De certains voyages, on ne revient jamais. Parfois, les frontières enjambées sont davantages mentales que physiques et notre esprit dépasse notre implication habituelle. Au sud d’un Bangladesh surpeuplé, après avoir navigué une demi-journée sur le delta du Gange et du Brahmapoutre, je rencontrai une communauté confrontée à la dispraition des terres. Regroupés sur une rive érodée par les crues et les tyhphons, les villageois n’avaient d’autre solution que de se déplacer avec la rivière. Quinze fois par an, ils emballaient dans des plastiques le peu de choses qui leur restait, dont l’unique sac de riz qui nourrissait ou ne nourrissait pas assez le groupe. Les terres se faisaient rares, les abris étaient inexistants, et les migrants qui rejoignaient les milliers d’ilots inondés de plus en plus nombreux. J’ai perçu l’impuissance des organisations qui leur venaient en aide et éprouvé le silence quand je les interorogeais sur les solutions possibles. Je ne suis jamais revenu de ce premier grand voyage, ses images me hantent, mais ce fut aussi le point de départ d’une nécessité : aller sur le terrain pour comprendre, rencontrer, enregistrer, témoigner. »

p. 71

 « Les confins nous portent à regarder au-delà de ce qu’on coyait avoir atteint, désignant la frontière la plus éloignée d’un lieu ou la zone la plus éloignée de la frontière ; tournée vers l’est en Europe, vers le nord et l’ouest pour la Chine ; une limite floue qui n’est pas une négation des frontières, mais un déplacement instable de celles-ci. On sait combien l’appréhension des confins et le marquage des frnotières dépendent des guerres, des invasions, fluctuant entre la naissance de novuelles civilisations et la mort d’empires séculaires. Toute définition est instable et nécessite de nouveaux déplacements géographiques, des points de vue différents. Situés dans les zones blanches des cartes, dans un ailleurs indéterminé et subjectif, les confins sont des limites autrement plus délicates à déterminer que les frontières administratives. Pour les atteindre, il existe bien des lieux de passages, des failles entre les murailles, des itinéraires qui s’égarent dans les étendues désertiques, des cols qui franchissent les barres immenses des montagnes, mais aucune indication ni passeport à présenter, aucune certitude d’y arriver vraiment, puisque précisément, pour paraphraser le titre d’un roman d’André Dhôtel, c’est un pays où l’on n’arrive jamais. »

p. 132


Collin, David, Vers les confins : voyages, dérives, épiphanies, 2018, éditions Hippocampe.