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À propos des feux, le soir, vers l’Est

mercredi 20 décembre 2017, par sebmenard

 

 

 

“En ce temps-là, il n’y a pas de poubelles dans les campagnes. Il n’y avait pas non plus d’ordures.
On achetait diverses choses, mais il n’en restait presque rien. On pouvait brûler dans le fourneau les sacs en papier du sucre, ou bien les réutiliser. On pouvait revendre au magasin les bouteilles vides de vinaigre, d’huile et de vodka avec un bénéfice appréciable. On pouvait aussi les utiliser pour garder les jus de griottes et de framboises faits maison. Quand aux bouteilles d’orangeade et de bière avec un bouchon mécanique en porcelaine monté sur un fil de fer, on s’en servait pour les boissons gazeuses rafraîchissantes produites à la maison avec de la levure et du sucre. Il n’y avait en fait pas de plastique, pas de cartons recouverts d’aluminium. Il ne restait rien après les repas.”

Andrzej Stasiuk, Fado, Éditions Christian Bourgois.

 

 

 

J’ai repensé aux feux, le soir, vers l’Est. C’était octobre. Les premières nuits froides de la saison. Certains allumaient des feux. Il faisait nuit et ça sentait le bois. Ça sentait le bois brûlé. Un peu plus tôt dans la journée, passant devant un jardin, j’avais aperçu un homme : il faisait brûler des déchets verts dans une brouette, au milieu de son jardin. Et ça sentait la fumée, le brûlé. Io brûlait ses déchets de cette manière, sur Eubée, en Grèce. Je l’écrivais et j’avais le souvenir de l’Est, le souvenir des feux, le soir, vers l’Est. Je suis remonté loin, à l’époque où nous avions passé un automne au pied des Carpathes. Et dans le village ça sentait le feu, le plastique chaud, les déchets et la fumée. Je suis remonté à la plaine de l’Est où, il y a plusieurs années, nous avions passé des mois à errer. Dans le village — il s’agit de Drăgăneşti-Olt —quand le soir venait, ça sentait le feu, le plastique chaud, les déchets et la fumée. J’ai essayé plusieurs dizaines de fois de photographier la brume gris blanc, ocre, brune, qui s’étalait au pied de la colline, entre les maisons et les immeubles en béton des temps passés. Aujourd’hui, des camions viennent chercher les déchets au pied de nos maisons, de façon régulière. Mais qui sait de quoi sera fait demain ? Où vont les carcasses mortes de nos ordinateurs ? Où finissent les circuits imprimés de nos téléphones portables ? Je pensais à tout ça. La rivière continuait de filer derrière la vitre, en face. Je l’entendais. Je la distinguais, même. C’était la pleine lune. Je n’aime pas particulièrement l’odeur des feux, le soir, vers l’Est. C’est probablement mauvais de respirer ça. Mais j’aime beaucoup l’odeur du bois qui brûle. L’odeur de cette chauffe. Voilà : tout se mélange — le souvenir, l’ici, le maintenant, l’ailleurs, tout. Et je pensais à Andrzej Stasiuk. Je suis bien certain d’avoir lu ça chez Stasiuk au moins une fois. On a des obsessions de ce genre, parfois. Sur la route de Babadag, ma première lecture de Stasiuk, m’avait déjà conduit loin, vers l’Est. Et alors nous avions tourné autour de Babadag comme jamais. Le soir, dans les villages, ça sentait le feu, le plastique chaud, les déchets et la fumée. C’est encore la même histoire.