Lepage, Mahigan | Big Bang City

« (…) Il roulait à vélo sur le trottoir, quelques mètres devant moi. Je l’ai suivi.

Il avançait lentement, le suivre était facile (j’ai une bonne foulée). Derrière son vélo, une remorque remplie de cartonnage. Sans doute, c’était un ramasseur, un recycleur.

L’homme, pédalant, de loin en loin criait, d’un cri long et lancinant. Et je le suivais pour n’en rien perdre. Et je pensais aux cris de Paris qui ont fasciné Rabelais et Proust (et Bakhtine, aussi). Rien n’aurait donc changé ? On criait encore dans nos villes, au pied des grands buildings ? On criait de la même criée ? (…) »

 

 

 

« (…) Un dans les poubelles de Kolkata,
Un sur une avenue de Delhi,
Un autre sur les boulevards de Mumbai ?
Les corbeaux croassent au-dessus de leurs têtes, perchés sur le mur de Planck.
Hommes comme les corbeaux (foncés). Femmes comme les corbeaux (bipèdes). Cherchant du regard quelque chose à becqueter.
Ces corps sont des cris. Pas de parole. Que du cri. Le croassement, strident, désagréable. Le grincement de dessous les structures, quand on remonte jusqu’à l’indivisible.

Three Quarks for Muster Mark !

Et vos familles, et vos groupes, et vos sociétés, vos compagnies,
et vos autoroutes, et vos métros, et vos grattes-ciels et vos réseaux,
se composent,
primordialement,
de quarks.
Nous sommes tous des quarks.

Three Quarks for Muster Mark !

Assez parlé,
la ville croasse,

quarks,
quarks,
quarks.

 

 

 

« Et à l’extrême les arrêtés,
gisent nus sur le sol de la mégapole.

Il y a des visions de trop, qui demandent une entière pudeur d’image.

Ce jeune homme,
couché sur le trottoir,
nu,
entièrement nu,
en plein soleil,
à un coin de rue,
maigre, très maigre,
le dos un squelette,
courbé,
les jambes sales,
les pieds sales,
un testicule pendant,
sur la cuisse maigre,

devant un restaurant,
devant un taxi,
dans nos enjambées,
de piétons,

combattant défait,
arrêté,
gisant,
tout auprès,
de l’arrêt,
définitif.

Et tout autour,
les circulations,
qui continuent,
continuent,

pas de cri,
rien,
pas même un corbeau,

de nœud en nœud,
les flux,
passent.

La ville demande,
sa livre de chair,
de Shylock,
qu’on dépense,
ou qu’on se dépense,
c’est la loi,

alors quand,
on n’a plus rien,
à donner,
plus de vêtement,
plus de chair,
sur les os,
on descend,
lentement,
vers,
l’arrêt.

(…) »

Lepage, Mahigan, 2016, Big Bang City, Publie.net