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liste des routes bien droites vers l’horizon (mais que tu n’as jamais prises en photo) (avec les fantômes)

lundi 20 juin 2011, par sebmenard

Si tu devais commencer par te questionner - ce serait pour tenter de comprendre pourquoi ça te fascine - une route - bien droite comme ça - vers l’horizon - et qu’on voit pas la fin.
Mais tu ne penses pas.

Y’a celle-ci - plein soleil - et le vent chaud la poussière - le bus s’arrête devant une baraque et la fumée s’échappe des barbecues - tous ils vont commander la viande et prennent le pain et attendent qu’on mette tout dedans - et ça sent la grillade et la fumée de clope - et ça sent le bitume chaud le gasoil - l’huile chaude et les moteurs brûlants - tu viens du Sud et tu remontes - derrière le bitume s’enfonce dans un nuage gris brun et le sable - devant - le bitume s’enfonce dans un nuage gris brun bleu le sable - ton appareil photo est dans tes mains - tu ne bouges pas - tu ne penses pas.

Y’a celle avec les sacs posés à côté et attendre qu’une bagnole passe pour emmener plus loin - le ciel gris et la petite pluie fine qui vient de temps à autre - les gueules usées de la nuit et la peau crasse des matins sans soleil - le vent souffle et s’engouffre sur le bitume comme un bolide ou un semi-remorque - tu attends sur le côté - ça va - tu ne penses pas.

Celle en plein désert - au loin y’a le sable qui se soulève en tornade et le ciel est dans un mélange de bleu de brun poussière et il fait chaud - ça dépasse les quarante degrés et ça sent le gasoil - ça sent le gasoil et l’huile chaude - ça sent la pisse et les chiens crevés - un camion passe et vacarme - un bruit de ferraille de gomme chaude et de bielles - tu es assis sur les marches et les sacs plastiques et tu ne penses pas.

Il est à peu près clair qu’à chaque fois que tu essaies de penser. Ça ne marche pas. Mais c’est le sentiment d’être là - vraiment là.

Celle qu’est pas vraiment droite pas vraiment vers l’horizon - elle file - tu as ton passeport dans les mains et tu marches - grillage barbelés caméras de surveillance lampadaires allumés jaunes dans le plein jour - le bitume droit bien droit jusque la barrière - la route - vide.

Celle qui s’arrête entre des bagnoles usées des chars d’assauts des caisses et impacts de balles avec les fusils mitrailleurs les baraques brûlées noires - et le type qu’attend là que tu mettes un billet entre deux pages du passeport.

Y’a celle un matin tu t’es levé plus tôt que tous et fantôme tout seul dans le frais - tu va marcher dix mètres sur le bitume sans réfléchir et tu es là - tout à fait là.

Y’a celle plein soleil et longue file de bagnoles toutes cul à cul - les moteurs chauds l’odeur du bitume des huiles et du gasoil - la fumée des clopes qu’ils fument tous à attendre - les lignes blanches qui s’enfoncent au loin.

Ça ne se dit pas. Y’a pas les mots. Ça n’a pas de mots. C’est là.

Un autre jour tu es à l’avant du bus et c’est le soir - dans le jour qui tombe l’autoroute file bien droite devant - il y a quelque chose c’est une brume et le bus remonte plein Nord - tu traverses une ville et tu ne sais pas son nom - les immeubles sont tous alignés le long de la langue de bitume il y en a plein et ils s’enfoncent dans la brume - tu regardes à droite les immeubles tous alignés tu regardes à gauche les immeubles tous alignés - et tu ne penses pas.

Un autre jour il fait encore plus chaud et le bitume est noire vraiment noire et la terre est jaune vraiment jaune - le minibus s’arrête devant la barrière - peut-être que tu voudrais vomir - un type entre qui a un fusil mitrailleur ses pas sur le plancher la texture métal du canon de son fusil mitrailleur - derrière la barrière des types attendent un fusil pointé droit - une jeune femme fait le tour du minibus lentement - quelqu’un ouvre une fenêtre - devant - derrière le pare-brise derrière la barrière - la route file bien droite jusque des collines - tu attends - tu as peur - tu ne sais rien.

Un autre jour la voiture file bien droite cent trente kilomètres à l’heure vers l’Est - tu es assis au milieu de la voiture à l’arrière et tu écoutes le moteur - on te parle et tu ne comprends rien - au loin c’est flou l’horizon maïs et baraques en briques les murs sont calcinés noirs noirs.

Tes fantômes c’est des monstres ils n’existent pas et toi avec - tes fantômes c’est des monstres ils creusent des tunnels et tu cours tu cours encore à l’intérieur avide et chancelant.