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Un jour sur le col de Borşa (2)
dimanche 4 octobre 2015, par
Un jour sur le col de Borşa il fait nuit. On arrive dans un brouillard épais et affamés. L’un d’entre nous pour se souvenir de cet endroit — peut-être. On était venu chercher une vision — c’était la vision du col de Borşa — c’était le vent sur le col c’était les bêtes qu’on imagine là le brouillard la couleur d’un ciel — l’odeur d’un bois.
Sans doute que l’un d’entre nous pourrait encore mettre son doigt sur une carte et dire : c’est là — c’est là le col de Borşa — et il ferait bien de dire ça car son nom — on ne l’a jamais vraiment su — et il ferait bien de dire ça car la carte — elle s’est déchirée sur une route de l’est c’était plus loin au sud de la Pologne peut-être — ou bien en Hongrie en Slovaquie — la carte s’était déchirée dans la bagnole et tout filait (sur la carte il ferait des cercles autour de ce mot Borşa — mais tout comme la carte : il n’existe pas).
Rappelle-toi : nous étions venu chercher l’histoire des viandes et des morceaux de pain — l’histoire des têtes de cerfs et des brouillards froids en plein été — l’histoire des liquides forts et chauds qui passent d’une main à l’autre — l’histoire d’une nappe bleu blanc sans doute et une télé pour tourner devant quels yeux — l’histoire d’un congélateur gonflé de vivres immangeables — l’histoire d’une soupe invisible et pourtant — l’histoire du vent qui balaie un col et d’une bagnole ses phares dans le noir. À la fin on entendrait les portières qui claquent et ceux qui rient sur la banquette arrière. Et le moteur démarre (c’était au temps du diésel).
Est-ce qu’on raconterait les routes défoncées les nids-de-poule et les flaques larges et nos phares dans les eaux là devant — est-ce qu’on raconterait l’odeur de bête humide et de sueur — la salive qu’on a usée sèche des fumées des parlages — est-ce qu’on raconterait les mots qu’on note dans nos carnets pour se souvenir de quoi sinon de quelques ombres : on roulait vers l’est pour raconter cette histoire de l’est mais on rayait le mot histoire de toutes nos têtes comme de nos claviers.
En fait — on gardait quelque chose une ambiance là-haut sur le col de Borşa : deux fenêtres éclairées blanches d’un néon c’est une cabane et des gueules à l’intérieur — une salle fumante et crasse à l’opposée et dedans des types pour pousser le volume de leurs machines à sonner — une télé pour cracher dans le vide — des types pour servir des verres — et le brouillard envahit tout — même cette salle où certains dansent et posent un chapeau sur la tête d’un chien. De ce chapeau sur une tête de chien — nous avons fait tellement de nuits.
C’est comme ça le souvenir il ne reste rien et ce qui nous tremble parfois s’efface en quelques mois — on ne sait pas comment dire — un brouillard de tête un brouillard de l’est.