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Stasiuk, Andrzej | Sur la route de Babadag

jeudi 27 février 2014, par sebmenard

« (…) Couverts de poux et joyeux, nous devrions accepter la compagnie des animaux, nous accroupir à leur côté pendant des milliers d’années encore, respirer l’odeur de l’étable plutôt que celle des laboratoires, mourir de maladies plutôt que de médicaments, tourner autour de notre vacuité et nous y enfoncer en douceur1 ».

Tout la journée, il a soufflé un vent du sud. Sous un brillant ciel bleu clair, une lumière sèche traçait des contours noirs autour des choses. Par de telles journées, le monde est aussi net qu’une découpe. Il est impossible de fixer du regard un seul point car on peut perdre la vue. L’air apport avec lui une lueur à laquelle nous ne sommes pas habitués par ici. Une lumière africaine, méditerranéenne se déverse par-dessus la ligne de crête des Carpates et tombe sur le village. Le paysage y est nu et transparent. Entre les branches des arbres dépourvus de feuilles, on voit des nids d’oiseaux abandonnés. Tout en hauteur, au bord des pâturages couleur rouille, avance un troupeau de vaches. Dans quelques instants, il disparaîtra dans la forêt. Le silence et l’ombre y règnent, de vers mûriers sauvages y rampent. Les animaux retournent en arrière de quelques milliers d’années, quittent notre compagnie et redeviennent eux-mêmes jusqu’au moment où quelqu’un, dans un jour ou deux, les retrouvera et les ramènera.

(pp 35-36)


Quelques jours plus tard, nous avions pu assister au retour des pâturages le soir. Par la route de Păltiniş, dans les rayons rouges du soleil, avançaient des centaines de vaches et de chèvres. La chaleur et la puanteur se répandaient au-dessus des troupeaux. En tête marchaient les vaches grises aux larges cornes. Les gens restaient immobiles à l’entrée de leurs fermes et attendaient. Tout se déroulaient en silence, sans cri, sans empressement. Les animaux se détachaient du troupeau et rentraient dans leurs enclos. Ils disparaissaient dans la pénombre des cours ombragées, et les battants sculptés des portes se refermaient derrière eux de façon presque humaine. Les énormes buffles brillaient comme du métal noir. Pour un pas de buffle, il en fallait un et demi de vache. Ils étaient monstrueux et diaboliques. Leurs mufles poilus rappelaient une lascive et lointaine mythologie. Les chèvres trottaient à petit pas à l’arrière. La bigarrure luttait à qui mieux mieux avec la mobilité. Une puanteur de bouc planait au-dessus du troupeau étiré. L’asphalte luisait d’éclaboussures de vaches.

(pp 36-37)


Babadag : deux fois dans une vie, deux fois cinq minutes. Le monde est composé de tels fragments, miettes d’un rêve chaud, hallucinations et fièvre ardente de cars. Il reste des tickets. De Tulcea à Constanţa — cent vingt mille lei. Păstraţi biletul pentru control. Les environs de la Gara de Sud à Constanţa, c’est la tristesse des Balkans, cet enchevêtrement noir de câbles au dessus des rues, chaos et crasse, coups de klaxons, chiens, mouches, tas de nourritures sur les étals, le tout mélangé, scintillement de film plastique, de briquets, de cellophane, déchets et tourbillon de la matière jetable, fumée, relents de graisse qui a brûlé, policiers en uniforme, lascars désœuvrés mais toujours en mouvement, chaînes en or, pieds nus dans des sandales en plastique, pistolet dans sa gaine à peine caché par la chemise sur un derrière de civil, peaux de pastèque, bigarrure, talons de dix centimètres, maquillages noirs, fourmilière, marché et campement. Seul reste l’énumération, la description est impuissante car il n’existe rien de constant ici, sauf la fatigue et la décomposition, la diminution des forces, et le labeur pénible sous un ciel blanchi par la canicule.

(pp 309-310)


À Sfîntu Gheorghe, près de la passerelle, il y avait un monticule de paille pourrie. Je m’étais dirigé vers un immeuble à deux étages en béton. Le rez-de-chaussée inhabité était rempli à ras bord d’ordures et plein de merde. Quelqu’un vivait au premier, car il y avait des rideaux aux fenêtres. Une chaleur suffocante stagnait au-dessus de la place vide et poussiéreuse. Le ciel avait la couleur du sable. Je voulais trouver un peu d’ombre. Devant le troquet, à l’air libre, il y avait quelques hauts arbres. Dans la petite baraque, on servait sept sortes de bière et douze de vin. Derrière des tables en bois, des hommes étaient assis. Il était presque deux heures de l’après-midi. J’avais pris une bière ciuc et m’étais assis également, car j’étais enfin parvenu à atteindre un lieu d’où l’on ne pouvait que faire demi-tour.

(p. 223)


À la même hauteur que l’icône sur le mur, étaient rangées au bord, sur le dessus de l’armoire, des boîtes vides de parfum, de déodorant et de café occidentaux. Certainement un cadeau de son fils de Bucarest ou bien de sa fille de Constanţa m’étais-je dit, car la vieille dame, en un quart d’heure, avait eu le temps de me parler aussi de ses enfants. Cette icône et cette déchetterie occidentale étaient la seule décoration de cet intérieur austère. Je n’avais pas envie de réfléchir à la portée symbolique ni à la sémantique de ce rapprochement. Je me sentais vieux et les forces me manquaient face aux évidences. J’avais laissé mes bagages et étais parti voir la mer.

(p. 226)


Stasiuk, Andrzej, Sur la route de Babadag, traduction par Malgorzata Maliszewska, Christian Bourgeois Éditeur, 2007.

  1. Cioran, Émile, Historia i Utopica, traduction polonaise de Marek Bieńczyk. ↩︎